La protection plutôt que la chute

Entretien

La protection plutôt que la chute

Entretien avec Rébecca Chaillon autour de Plutôt vomir que faillir

Comment ce projet s’inscrit-il dans votre parcours ?

Il est né de l’envie de réunir mon expérience de performeuse, travaillant sur des questionnements autour du désir, du corps, des discriminations de genre, de sexualité, de race et celle acquise pendant des années dans la compagnie de théâtre-forum Entrées de jeu, avec un projet pédagogique très cadré, dans des classes de collège. Le collège est dans mon souvenir une période atroce. Le fait de pouvoir nommer les émotions, la découverte du corps et de la sexualité, la compréhension même du fait d’être noire, de l’origine et de l’histoire de ma famille, du rapport de la Martinique avec la France… Tout ça est arrivé très tard. Je me dis qu’il n’est pas possible aujourd’hui de laisser les jeunes gens dans le doute, dans l’absence de dialogue. Il y a dans mes spectacles un rapport à la consolation, à la réparation de l’adolescente que j’ai été et qu’il s’agit cette fois d’adresser aux plus jeunes. On va donc disséquer et mettre en performance tous ces événements hyper violents traversés par les ados, sans regarder ailleurs, sans faire semblant. 

Comment qualifier votre adolescence ?

J’ai grandi à Beauvais en Picardie dans une famille à la fois nombreuse et assez explosée. Je baignais dans la culture martiniquaise. La question de l'intégration se posait selon une dynamique un peu différente de celle de parents d’origine africaine : avec une potentielle légitimité parce que la Martinique, c’est la France. Néanmoins la culture présente à la maison n’était pas forcément la culture dominante. Je ne me retrouvais pas non plus dans les livres éducatifs que je lisais sur la crise d’adolescence, qui était un luxe à mes yeux : j’avais la sensation qu’il fallait tenir un cadre et obéir. J’ai donc eu l’impression de vivre une adolescence sinon calme, du moins en retenue, malgré du harcèlement, que je ne pouvais pas identifier à l’époque. Et puis je voyais tout le monde avoir des relations amoureuses alors que je ne me sentais pas attirante. C’est le théâtre qui m’a ouvert une voie de libération. Cela me semble juste aujourd’hui de lui rendre la monnaie de la pièce.

Dans cette adolescence difficile, qu’est-ce qui a construit l’artiste que vous êtes devenue ? 

Au collège à Beauvais, il y avait peu de personnes noires ou arabes. On était stigmatisées et cette sensation de marginalité et d’étrangeté, avec son lot d’insultes mais aussi de fétichisme, a beaucoup nourri mon écriture. D’ailleurs c’est drôle, je n’avais pas de bonnes notes à mes dissertations, qui étaient jugées peu claires. Vingt ans plus tard, je me rends compte que j’avais déjà une manière d’écrire un peu poétique, qui est valorisée aujourd’hui. C’est tellement dommage que l’Éducation nationale n’encourage pas la différence. Il m’a fallu vingt ans pour me consoler. Le collège, ce fut aussi la découverte du théâtre en 5e. La vie quotidienne n’était pas forcément facile mais dans cette troupe très exigeante qui demandait beaucoup d’heures de présence, je me sentais bien : j’étais acceptée et j’avais des beaux rôles. Enfin, bizarrement, tout en me sentant décalée, j’ai toujours été déléguée de classe ! C’était sans doute une façon de me faire accepter. Finalement, j’ai été leader de cette manière.

« Il s’agit de trouver un pont entre nos générations car les traumas sont communs, même si le contexte diffère. »

Comment avez-vous découvert la performance ?

J’ai fait partie dès mes 18-19 ans des CEMEA (Centre d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active), un mouvement d’éducation populaire partenaire depuis très longtemps du Festival d’Avignon. Je découvre au festival en 2004 des formes qui m’ont retournée : Thomas Ostermeier, Jan Fabre, Romeo Castellucci ou Rodrigo Garcia. J’accède à ces spectacles qui mélangent danse et théâtre, écriture poétique et corps en action, où la lumière et le son deviennent des personnages. Par ailleurs, à la fac, en arts du spectacle, j’ai des cours sur le body art et la body performance : Orlan, Chris Burden, Michel Journiac qui fait du boudin avec son sang, Marina Abramovic… Je n’y comprends rien mais cela me secoue profondément et cela m’intéresse. Vient ensuite un stage en 2010 avec Rodrigo Garcia, dont les spectacles me font rire et comprendre des enjeux politiques. Je me retrouve avec des gens qui travaillent sur l’inceste, les prostituées, les règles, etc. Rodrigo Garcia accompagne et parraine nos essais. Ainsi après avoir été spectatrice, j’ai pu éprouver concrètement ce que j’avais à faire et à dire.

Quels sont les défis de ce spectacle qui s’adresse à des jeunes gens ?

La nudité ne pose pas de problème car le body painting, le maquillage, la transformation ou des effets spéciaux fascinants comme les prothèses sont des outils très plastiques qui permettent de contourner cette question. L’enjeu est plus de ne pas trop fantasmer les collégiens d’aujourd’hui, car j’ai quitté le collège il y a vingt ans et arrêté le théâtre forum depuis cinq ans. Heureusement je peux observer dans mon entourage proche des collégiens et je recrute des performeurs et performeuses entre 18 et 25 ans, qui sont moins éloignés que moi de l’adolescence et ont un rapport fort au numérique. Or c’est important aujourd’hui pour parler de harcèlement ou de sexualité. En définitive, il s’agit quand même de trouver un pont entre nos générations car les traumas sont communs, même si le contexte diffère.

Quel est votre processus de travail ?

Je vais transmettre quelques outils performatifs comme le maquillage et la nourriture mais il faut que je les aide à trouver leur propre esthétique. Je vais aussi écrire des textes en amont sur ces sensations obscures que l’on éprouve quand on est un ado en construction et que l’on n’est pas accompagné. À mon époque, on était gothique, hip hop, ou métal, et trois ans plus tard on avait changé de look. C’était quelque chose d’assez extérieur. Aujourd’hui on se définit par ce qu’on ingère (est-ce que tu es vegan, végé ?), par des questions de genre (est-ce que tu es cis, trans, non binaire, queer ?) et de race. Tout cela m’interroge. Cela m’intéresse de travailler sur ces nouvelles étiquettes et ces nouvelles communautés, sur les chemins empruntés pour se trouver des familles choisies.

« La « faille » est un mot qui me parle beaucoup. Il s’agit de laisser voir ses failles sur scène, de montrer sa vulnérabilité et d’en faire une force. »

De quels univers viennent les performeurs ?

Je n’ai pas forcément une discipline en tête, mais je priorise les personnes non blanches et queer qui ont moins de visibilité sur les plateaux et moins d’espaces pour raconter leurs récits. Enfin pour la rencontre avec les collégiens, j’ai besoin d’une équipe qui réfléchisse les choses politiquement et humainement avec moi et qui soit dans la transmission.

Un mot sur le titre ?

Il peut effrayer or je pense qu’il est important de ne pas éviter la violence de ce que les ados vivent.
« Vomir » traduit un organisme qui se protège, de l’alcool, d’un trop-plein de nourriture ou d’une angoisse :  la protection plutôt que la mort ou la chute. La « faille » est un mot qui me parle beaucoup. Il s’agit de laisser voir ses failles sur scène, de montrer sa vulnérabilité et d’en faire une force.

Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2022.